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Littérature française - Page 211

  • Dire

    « Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ebodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes. »

     

    Eugène Ebodé, La transmission 

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  • Douala ou Mitouba

    Je lis peu de littérature africaine, le titre d’un roman d’Eugène Ebodé m’a donné envie d’y faire un tour : La transmission (Gallimard, Continents noirs, 2002). « J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ebodé ». Dès la première page, ce roman puise aux sources de l’auteur, né à Douala, où son père lui a communiqué ses dernières volontés dans une « ultime causerie ». « A ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »

     

    Si sa mère Magrita n’est pas aux côtés du mourant, c’est que ses parents ont besoin d’elle à Mitouba. Pas seulement. Celui que ses amis surnommaient le « Patrouillard » s’est rendu utile au Pays des Crevettes pendant la guerre d’indépendance du Cameroun, les maquisards l’appelaient « Docta ». Infirmier, il sera plus tard conseiller municipal. Karl Ebodé a fui la campagne, les traditions, les obligations familiales. Avant de mourir, il exhorte son fils à ne pas retourner vivre au village maternel, tant il a aimé Douala, sa ville, où il veut être enterré « au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire ». Mais il lui demande aussi de payer sa dette, de réparer une faute ancienne : il n’a pas offert la dot avant d’épouser Magrita, qui lui en a toujours voulu. Il souhaite que son fils répare enfin ses torts. Ensuite Eugène fera sa propre vie, lui qui ne pense encore qu’au football.

     

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    Chez Thimoté Ichar, le meilleur ami de son père, Eugène Ebodé cherche conseil quelques semaines plus tard. L'homme se délivre alors d’un secret qui les concerne, son père, sa mère et lui, et qui bouleverse le garçon : « j’étais envolcanisé. Il me faut résumer mon état : j’étais devenu averse et tempête de sable. J’étais brise et cyclone. J’étais comme une mer secouée par ses rouleaux. » La cuisine de Mininga, la femme d’Ichar, le pousse à rester, bien que rongé par la colère. Il a besoin d’Ichar pour affronter ses grands-parents à Mitouba, pour organiser cette fête inédite où un fils offrira la dot à la place de son père.

     

    Les premières réactions, au village, ironisent sur cette dernière foucade de Karl Kiribanga Ebodé, un provocateur. La mère d’Eugène plaide néanmoins pour que soit mis fin à l’humiliation de cette dot non payée. Ichar l’y aidera, et aussi le parrain d’Eugène, Syracuse. En rencontrant les uns et les autres, le fils apprend à mieux connaître le passé de son père, celui à qui son propre grand-père avait prédit : « Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. » Le « chirurgien impromptu » avait gagné le respect du maquis pendant la guerre. A Douala où il ne connaissait personne, il prétendant avoir appris l’essentiel auprès des « mamies makala », les vendeuses de beignets et de kourkourou.

     

    En plus des femmes, Karl Ebodé avait trois passions : « la ville, le vin et la langue française ». Il faut dire qu’il « excellait dans l’art de raconter les histoires ». Eugène se souvient des querelles incessantes de ses parents. Quand il était ivre, son père ne s’exprimait plus que dans la langue de Voltaire, et sa mère lui tenait tête dans sa langue maternelle, l’éwondo. Et chaque fois s’affrontaient la culture urbaine de son père et la tradition paysanne de sa mère.

     

    En suivant dans La transmission (premier roman d'une trilogie) les étapes préparatoires et puis la cérémonie de la dot, nous découvrons la personnalité haute en couleur de celui qui mort exerce encore son pouvoir sur les vivants, en même temps que les usages des uns et des autres. Quand Eugène Ebodé aura rempli sa mission et planté « l’arbre du désir », il fera ses propres choix. Lui aussi sera l’homme d’une ville, non pas Douala, mais Marseille, qui l’enchante.

  • Ecouter

    « Cela raconte beaucoup de choses une rivière, pour peu que l’on sache l’écouter. Mais les gens n’écoutent jamais ce que leur racontent les rivières, ce que leur racontent les forêts, les bêtes, les arbres, le ciel, les rochers des montagnes, les autres hommes. Il faut pourtant un temps pour dire, et un temps pour écouter. »

    Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck

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  • Douleur de vivre

    Beau et douloureux, l’art peut l’être, comme une Pieta, un Stabat Mater. Pourquoi ces figures me viennent-elles à l’esprit en refermant Le rapport de Brodeck, un roman de Philippe Claudel (2007) où les hommes sont au premier plan ? Un pressentiment me faisait attendre le moment de l’ouvrir – car on ne le lit pas sans accepter d’entrer dans la souffrance, sans ressentir la peur, sans interroger une fois de plus ce que veulent dire « humain » et « inhumain ». Et il faut souvent reprendre son souffle pour mener à son terme ce récit terrifiant.

     

    Claudel y dessine les personnages du village où Brodeck, enfant recueilli par Fedorine, a trouvé refuge après la mort de ses parents à la première guerre, où il est revenu après l’enfer du camp à la surprise générale – son nom figurait déjà sur le monument aux morts. Une rivière, la Staubi, traverse ce pays de montagne où il gagne sa vie en écrivant des notices sur les arbres, la flore, le gibier, les pluies. Quand l’Anderer, l’Autre, l’Etranger y est tué par les villageois, Brodeck est appelé par le maire, Orschwir, qui lui demande de rédiger un rapport sur ces événements, en disant « je » en leur nom à tous – même s’il n’y était pas.

     

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    Brodeck obéit, comme au camp il faisait le chien pour le plaisir de ses bourreaux, ce qui lui a permis de survivre et d’atteindre l’objectif qui le faisait tenir : retrouver Emilia. Il l’avait rencontrée à la Capitale pendant ses études – le village l’y avait envoyé, pour qu’un des leurs soit instruit et, peut-être, remplace un jour le vieux maître d’école. Pour rédiger son rapport, Brodeck interroge les uns et les autres. Tout ce qu’il apprend lui réveille la mémoire, et chaque soir il tape sur sa vieille machine bien plus de mots que ce qui lui a été demandé à propos de « la chose qui s’est passée », « l’Ereigniës ». Se sachant surveillé,  il cache soigneusement les pages là où personne ne les cherchera. Il n’a pas envie de finir comme l’Anderer, lui qui n’est pas non plus d’ici, mais y a trouvé une place pour vivre avec Emélia et leur petite fille Poupchette.

     

    « La nuit avait jeté son manteau sur le village comme un roulier sa cape sur les restes de braises d’un feu de chemin. Les maisons, avec leurs toits recouverts de longues écailles de bois de pin, laissaient échapper des fumées lentes et bleues et faisaient ainsi songer aux dos rugueux de vieux animaux des époques fossiles. » Claudel est un peintre. Neuf mois après la guerre, l’Anderer est arrivé « avec ses grandes malles, ses vêtements brodés, son mystère, son cheval bai et son âne ». Mademoiselle Julie et Monsieur Socrate, il les appelle ainsi, parlant à ses bêtes comme à des êtres humains, et tout le village en est ébaubi. Sans jamais dire son nom, l’Anderer s’installe à l’auberge Schloss où son mode de vie ne laisse pas d’intriguer. Sa façon de s’habiller, de parler, de se promener en prenant des notes dans un carnet noir (écho au carnet rouge des Ames grises), tout étonne, amuse, inquiète aussi.

     

    Quand Brodeck se rend chez Oschwir – il voudrait voir le corps de l’Anderer, pour le rapport –, celui-ci l’entraîne vers les enclos de la porcherie qui assure sa fortune : après les porcelets, les bêtes de huit mois, et puis les porcs adultes, « de vrais fauves sous leurs allures de baleines terrestres » qui ne songent qu’à remplir leur panse, « et tout leur est bon. » Désormais, la peur est revenue dans la vie de Brodeck, elle est « son vêtement ». Son ami Diodème, le vieil instituteur, mort il y a peu, lui a légué sa table en noyer, avec un tiroir fermé. Il n’en a pas la clé, mais après que quelqu’un s’est introduit dans sa resserre et y a forcé le tiroir, qui était vide, Brodeck retourne la table et y découvre la grande enveloppe que son ami a laissée pour lui. Encore un gouffre.

    « Ich bin nichts » – « Je ne suis rien ». L’inscription sur la pancarte dont on affublait le prisonnier pendu au gros crochet du portail, à l’entrée du camp – tous les jours, on en choisissait un au hasard – hante l’esprit de Brodeck. Le roman accompagne le va-et-vient de sa mémoire – « je vais dans les mots comme le gibier traqué, qui file vite, zigzague, essaie de dérouter les chiens et les chasseurs lancés à sa poursuite ». Qu’est-ce qui transforme un homme ordinaire en bourreau ? Brodeck porte en lui « les ferments de la déception et de l’intranquillité », lui aussi a sa part d’ombre. Seuls les sentiers où il côtoie la vie sauvage et la rivière qui lui rafraîchit le regard, seules les femmes dans sa maison l’apaisent et l’aident à poursuivre. Les morts ne quittent jamais les vivants. Quand il aura accouché de son rapport, Brodeck saura quoi faire.

  • Et qu'importent

    "Et qu'importent et les pourquoi et les raisons
    Et qui nous fûmes et qui nous sommes :
    Tout doute est mort, en ce jardin de floraisons
    Qui s'ouvre en nous et hors de nous, si loin des hommes.

    Je ne raisonne pas, et ne veux pas savoir
    Et rien ne troublera ce qui n'est que mystère
    Et qu'élans doux et que ferveur involontaire
    Et que tranquille essor vers nos parvis d'espoir.

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    Je te sens claire, avant de te comprendre telle ;
    Et c'est ma joie, infiniment,
    De m'éprouver si doucement aimant
    Sans demander pourquoi ta voix m'appelle.

    Soyons simples et bons - et que le jour
    Nous soit tendresse et lumière servies,
    Et laissons dire que la vie
    N'est point faite pour un pareil amour."

     Emile Verhaeren, Les heures claires